Aussi étonnant que cela puisse paraître, il y avait une certaine beauté dans les vestiges de la ville ravagée. Dans son chaos. Tout dépendait de perception. Tout dépendait de l’état d’esprit de ses contemplateurs. Elle était d’autant plus saisissante avant que l’homme blond n’entame la descente ou de certains toits. S’y poser c’était se sentir, si petit, si insignifiant… Et pourtant si vivant, et fort… Assez pour aller de l’avant par ses propres moyens. Assez pour défier ce merdier et lui cracher à la face sa soif de vaincre. Dépasser les obstacles. Un jour de plus. Une semaine de plus. Un mois… Affronter la carcasse de la capitale c’était puiser et se découvrir de nouvelles ressources. Se surpasser… Et refuser de se coucher. Ne pas oublier.
Le passé revenait à sa rencontre. Ces longs mois devenus années en tant que solitaire ou dans des groupes réduits. Les sens perpétuellement aux aguets. C’était des sensations qu’il perdait au sein de leur base. La sensation qu’être alerte était justifié. On le disait trop méfiant. On lui agitait parfois la sécurité du château comme motif pour se relâcher. Et à côté de ça… Il craignait qu’ils ne parviennent un jour à l’émousser ; que sa vigilance s’use derrière ces jolies pierres, dans le confort douillet. Ah… le confort des humanistes. Ce que certains y tenaient.
Lui n’oublierait jamais ce qu’il coûtait. Ce que l’abus de confiance pouvait leur infliger. Il n’oublierait jamais les conséquences de l’attaque au Lycée Voltaire.
Se redressant, Massial s’immobilisa, se tenant au reste d’une poutre, le sac à dos solidement sanglé, il souffla dans l’air lourd avant de regarder en contrebas, puis de laisser son regard se porter vers la rue plus dégagée ensuite, l’horizon et son paysage dévasté. Mouvant au gré de la nature reprenant ses droits et des effondrements. D’un passage à l’autre, les choses ne restaient pas telles qu’on les laissait. Un tableau non figé. Un poil branlant sous le ciel chargé… si bleu, le matin même. Après le soleil radieux des derniers jours, c’était pas de veine.
En à peine une heure, malgré le soleil devant être à son zénith derrière la masse nuageuse, la luminosité était passée de resplendissante à quasi crépusculaire.
Un roulement sourd et atténué se fit entendre au loin.
Et en parlant de choses non figées… un gargouillis plaintif attira son attention vers l’infecté décharné s’échinant à grimper à sa rencontre, montant et dégringolant inlassablement le même mètre depuis dix belles minutes déjà.
Un rictus amusé répondit brièvement à la scène avant de s’effacer. Cette chose avait été humaine.
Crochetant une prise du bout des doigts, puis s’assurant de sa solidité, le blond cala ensuite son pied sur une aspérité suffisamment marquée, reprenant sa descente des restes de l’immeuble. S’appuyant tantôt à la pierre, tantôt à un reste de canalisation ou de ce qui fut du mobilier dans cet enchevêtrement. Un deuxième – presque – mort rejoignait le premier lorsqu’une goutte s’écrasa sur la mitaine de l’humaniste, une seconde éclata sur le haut de son crâne, bientôt suivit par quelques sœurs bien rondes. La pierre autour et ses vêtements se mouchetèrent de tâches plus sombres et mouillées.
« Il faut vraiment être complètement secoué, pour mettre les pieds là-bas. »
Il s’agissait des paroles très spontanées d’un contact d’Andrej à la citadelle quelques mois plus tôt et avec lequel ils commerçaient occasionnellement, depuis longtemps. Par là-bas, il sous-entendait les ruines de la capitale, les plus sauvages. Celles où aucun clan connu n’avait osé s’établir, mis à part les détraqués de la meute… d’ailleurs, mieux valait rester à distance de leur repère. Mais à côté de ça… évidemment, ce planqué ne rechignait pas à se charger de la revente des trouvailles faites par les « secoués » qui s’y aventuraient.
Et ça lui allait très bien.
Tant que tu paies.
Le commerçant pouvait bien baver ses conneries autant qu’il voulait, mais uniquement en n’oubliant pas de desserrer les cordons de sa bourse, en même temps.
Plic Ploc… Plic…
Alors que la pluie s’intensifiait, Massial se laissa finalement glisser dans la pente formée par le reste d’un plan de travail, jusqu’au toit d’une camionnette partiellement ensevelie dans les gravats, qui le réceptionna dans un bruit de tôle. L’instant d’après, ce ne fut pas loin d’être le déluge.
S’accroupissant sur son perchoir en tirant l’une de ses lames, il laissa venir à lui l’infecté le plus proche, l’éliminant promptement avant de sauter au sol, ne tardant pas à faire suivre le même chemin aux deux suivants et de se mettre en marche.
Être complètement secoué donc… Soit. Il fallait l’être encore davantage pour y mettre les pieds seul. Cela – en revanche – était déjà bien moins dans ses habitudes. Et pourtant…
Ses compagnons de prédilection n’étant pas disponibles, il avait été hors de question de s’attacher quelqu’un d’autre aux basques.
Une journée de solitude. Entière. Enfin.
Deux en réalité. Une pour l’aller, une pour le retour… Trois peut-être, si retard.
Il n’y avait qu’hors des murs qu’il parvenait à faire le point. Plus efficacement du moins. Comme si… Sortir, se confronter à la réalité à l’extérieur, lui permettait de se remettre en phase avec lui-même. Et en retrouvant le château, il prenait doublement conscience de ce qu’il voulait voir préservé, et du pour quoi… pour qui… il souhaitait prêter ses forces. Partir pour mieux retrouver la tanière ensuite. Peut-être était-ce un peu de ça.
Un petit sourire déforma la ligne de ses lèvres en découvrant l’enseigne d’une pharmacie de l’autre côté de la rue, à travers le rideau de pluie. Le jeune homme blond ne pressa pas davantage son pas déjà dynamique. En quelques secondes, il avait été douché par la météo capricieuse. Dégoutter un peu plus tôt ou un peu plus tard sur le sol de la boutique n’y changerait plus grand-chose.
Quelques minutes plus tard, un tube de Lysopaïne sautait dans sa paume gantée avant de glisser dans son sac.
Avec ça nous voilà sauvés, songea-t-il ironiquement.
Entre ça et la vieille plaquette d’ibuprofène ramassée près de l’entrée, la fouille commençait mollement mais, en regardant de plus près, l’endroit semblait encore renfermer des éléments potentiellement intéressants. Ces ruines, contrairement à celles bordant les zones plus fréquentées, avait généralement cet avantage d’avoir été moins visitées. Plus difficiles d'accès, plus risquées... Avec un peu de chance, s’abriter temporairement ici rentabiliserait efficacement son temps avant de se remettre en route vers sa destination initiale.
Fouillant les premières étagères du regard, sous l’éclairage limité fournit par la vitrine béante, l’humaniste suspendit son geste visant un article esseulé avant de se relâcher et de l’empocher avec désinvolture sans plus se soucier de discrétion, puis de marcher directement vers la réserve et la silhouette bousillée y ayant mis ses sens en alerte. Un tour du proprio et un peu de ménage ne ferait visiblement pas de mal avant la fouille minutieuse.
Ce fut le comportement incompatible avec ce qu’il avait pris pour un infecté qui le fit s’arrêter à distance raisonnable et plaquer sa lame le long de son avant bras avec circonspection, dans une attitude se voulant moins hostile… L’homme – aussi improbable que cela lui avait semblé de prime abord – était du camp des vivants. D’un regard appuyé, à travers la semi-pénombre, l’ancien étudiant en médecine chercha à mettre le doigt sur ce qui clochait chez son semblable, et les réactions dudit semblable détermineraient de la suite des choses.
Plus grand que lui, quelque chose n’allait pas chez l’autre survivant qu’il avait sous les yeux. Quelque chose l’ayant induit en erreur. Quelque chose dans l’allure. Dans la posture. La silhouette générale. Il devait être blessé. A vrai dire, la visibilité médiocre ne rendait pas aisée une perception claire du problème. Malgré tout, sa vigilance remontée d’un cran en comprenant son erreur restait en éveil. Blessé ne signifiait pas non plus sans danger, mais surtout… Blessé ne signifiait pas qu’il était obligatoirement seul.
« … Je ne fais qu’un passage. Si tu ne me cherches pas des noises, j’en ferais autant » amorça-t-il.